Philosophie en entreprise : 6 questions à Gabriel Lucchini

Philosophie en entreprise : 6 questions à Gabriel Lucchini

Interview de Gabriel Lucchini : la philosophie en entreprise

Que peut apporter la philosophie en entreprise ? Okay Doc interroge Gabriel Lucchini, un doctorant en philosophie politique et éthique à Sorbonne Université. Il effectue sa thèse CIFRE à la direction Mission et impact de la MAIF. Nous allons ainsi voir quels peuvent être les apports de la philosophie en entreprise.

Pouvez-vous nous décrire votre parcours universitaire et professionnel (philosophie en entreprise) ?

J’ai débuté mes études à Sorbonne-Université en 2013. Je suis titulaire de deux licences – une en philosophie et une autre en sociologie – ainsi que d’un master en philosophie politique et éthique. Suite à l’obtention de ce dernier, j’ai souhaité réaliser une thèse CIFRE, qui présentait le double avantage d’être professionnalisante, et de m’offrir un terrain de recherche. J’ai travaillé une année complète à l’élaboration de mon projet doctoral, avant de présenter à la MAIF, qui a décidé de le financer, et par là même, de me recruter pour un CDD de trois ans en tant que Chargé d’analyse pré-décisionnelle, au sein de la Direction Mission et Impact.

Selon vous, qu’est-ce que la philosophie en entreprise peut apporter ?

L’un des chapitres de ma thèse est consacré à l’« éthicisation de l’économie », un néologisme auquel je recours pour souligner l’importance inédite qu’accordent les entreprises à la revendication de valeurs éthiques et politiques, qu’elles se targuent de respecter au travers de leurs activités, et auxquelles elles doivent l’adhésion d’une partie croissante de leur clientèle, qui partage ces valeurs. 

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’y a pas une éthique des entreprises, mais une pluralité d’éthiques – parfois totalement opposées – qu’adoptent respectivement les acteurs économiques. Il est donc absurde de parler de RSE au singulier, même si certaines causes semblent faire l’unanimité auprès de toutes les entreprises. À titre d’exemple, nous pouvons considérer qu’une majorité d’acteurs économiques manifestent un intérêt pour la protection de l’environnement, mais cela ne veut pas dire qu’ils en ont développé la même conception, ni la même idée des moyens nécessaires à l’atteinte de cette fin communément poursuivie. Certains défendront le patriotisme économique et les circuits courts, d’autres valoriseront des modes de consommation « responsables », mais mondialisés, etc.

Ce que l’on constate, c’est que l’éthicisation de l’économie, qui a récemment connu une consécration juridique au travers des notions de raison d’être et de société à mission introduites par la loi PACTE, invite/impose de plus en plus les/aux entreprises – quels que soient leurs domaines d’activités – de se positionner sur ce type de sujets, et de manifester un engagement dans la Cité et pour le Bien commun. La mission du philosophe consiste selon moi à penser cet engagement, à lui donner une profondeur (en évitant à l’entreprise d’adopter des positionnements superficiels) et une légitimité morale et intellectuelle. Ce qui fait de lui un conseiller stratégique à travers la philosophie en entreprise.

En tant que chercheur, il peut également valoriser les activités de l’entreprise – entendre : leur dimension éthique et politique – au travers de productions scientifiques, enrichissant ainsi sa communication « traditionnelle ».

Comment la philosophie en entreprise peut-elle contribuer à l’innovation dans les organisations ?

L’innovation est par essence amorale. Elle représente la raison d’être de la technique et de la science, qui cherchent à étendre continûment les frontières du possible, sans considération aucune pour le bien et le mal, ou disons plus simplement, pour le souhaitable et l’indésirable. Nous le constatons notamment aujourd’hui avec l’importance des débats qui prennent pour objet les innovations transhumanistes : serait-il enviable de prolonger la vie humaine jusqu’à 500 ans, ou de pouvoir connecter notre cerveau à un ordinateur ? Le transhumanisme n’a pas vocation à répondre à de telles questions, mais cherche simplement à rendre ces choses possibles. 

Le rôle premier du philosophe pourrait donc précisément consister ici à éclairer les enjeux profonds (historiques, philosophiques, moraux, éthiques, sociopolitiques…) inhérents à l’innovation, et à orienter les entreprises vers des projets conformes aux valeurs dont elles se réclament, et plus largement, au Bien commun (tel qu’elles le définissent).

L’éclairage philosophique a également pour vertu d’introduire des nuances essentielles aux positionnements « pro » et « anti », dont l’extrémisme traduit bien souvent une forme d’« ultracrépidarianisme » que dénonce le philosophe des sciences Etienne Klein. Nous constatons en effet aujourd’hui une tendance (relativement préoccupante) des gens à développer des opinions tranchées sur tous les sujets, souvent fondées sur des études (trop) superficielles. Évidemment, l’innovation n’est pas épargnée par ce phénomène. 

Aussi pourrions-nous considérer qu’un second rôle assignable au philosophe pourrait consister à conférer à certains projets la légitimité qui peut parfois leur manquer aux yeux du grand public, en produisant un discours expert (et par conséquent nuancé) quant aux enjeux éthiques qui leurs sont inhérents.

Dans votre cas, quels ont été les apports de votre doctorat en philosophie en entreprise (à la MAIF) ?

Je soutiens l’hypothèse d’un potentiel renversement de paradigmes actuariels, de la mutualisation (quasi) aveugle des risques à leur hyper-segmentation. Un phénomène qui a déjà une actualité de l’autre côté de l’Atlantique, où des assureurs santé proposent à leurs assurés de porter des bracelets connectés afin d’apprécier continûment les risques inhérents à leurs modes de vie et à leurs comportements. Certains vont jusqu’à sanctionner financièrement les assurés qui ne réalisent pas au moins 10 000 pas par jour. En France, ce sont les assurances auto qui ouvrent la marche, avec les fameuses offres “Pay as you drive” et “Pay how you drive”, qui permettent d’ajuster la prime que paie l’assuré à son type de conduite.

Paradoxalement, ces offres personnalisées permettent de responsabiliser les gens tout en les paternalisant. Elles confèrent ainsi à l’assureur un rôle inédit, dont j’ai cherché à saisir toutes les dimensions et les implications. Ce qui, je l’espère, permettra à MAIF de prendre un recul (et une avance !) nécessaire(s) quant aux évolutions que devraient connaître le marché au cours des prochaines années, et d’adopter en toute connaissance de cause des positions stratégiques conformes à ses valeurs historiques.

Comment les domaines de recherche tels que la philosophie sont-ils vus par les entreprises ? Est-ce en train d’évoluer ? La philosophie en entreprise prendra-t-elle plus d’importance ?

Je crois que ce qui nuit beaucoup à la philosophie, c’est que la plupart des gens l’assimilent systématiquement à la métaphysique : c’est-à-dire à des questionnements très profonds, sur l’être et le non-être, la raison, le vrai, le beau, etc. Un cliché qu’entretiennent malheureusement beaucoup de professeurs de philosophie – qui ne sont malheureusement pas toujours philosophes ! –  et qui n’est pas fait pour convaincre les entreprises de l’intérêt qu’elles pourraient avoir à recruter ce type de profils.

Il faut donc rappeler encore et encore que la place première du philosophe se situe dans la réalité matérielle et politique de la Cité, et non dans le monde abstrait des Idées (ce que Platon lui-même avait compris en son temps). Rappeler que la philosophie, qui signifie « amour de la sagesse » (et non seulement du savoir) est avant tout une discipline pratique, intimement liée à la notion d’éthos, de laquelle le concept aujourd’hui si répandu d’« éthique » tient ses racines. 

Le philosophe a donc évidemment un rôle à jouer dans l’entreprise qui est, comme je l’ai dit, un acteur engagé dans la Cité. C’est ce qu’ont compris nombre d’entreprises américaines, qui engagent désormais des « éthiciens » pour les accompagner dans leurs réflexions stratégiques, et c’est également ce que semblent comprendre des entreprises françaises comme MAIF.

À l’avenir, avec les évolutions de la société, des comportements ou du numérique, aura-t-on de plus en plus besoin de l’apport de la philosophie en entreprise et dans la société plus généralement ?

Je le crois sincèrement oui. En ce qui concerne les entreprises, l’éthicisation de l’économie les contraindra de plus en plus à réaliser des choix éthiques à valeur éminemment stratégique, dont il leur faudra prendre toute la mesure. 

Notre société, quant à elle, évolue à un rythme historiquement inégalé, sans toujours prendre le temps de déterminer les directions qu’il lui serait vraiment souhaitable d’emprunter. Dans ces conditions, il m’apparaît nécessaire de revaloriser la dimension exotérique de la philosophie, c’est-à-dire d’étendre l’empire de la réflexion philosophique à tous les sujets de société, et d’opposer sa nuance à la tyrannie de l’opinion tranchée, immédiate, et moralinisante.

👉 Gabriel Lucchini est également conférencier en philosophie chez Okay Doc pour intervenir dans vos événements : séminaires, colloques, Team building… N’hésitez pas à nous contacter : contact@okaydoc.fr.

La philosophie en entreprise est un réel plus qui peut servir des objectifs stratégiques et business, mais également permettre de faire correspondre les actions de l’entreprise avec ses valeurs !


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