Sciences de gestion : « Les trajectoires de la thèse à l’entreprise ne sont pas des ruptures »
Okay Doc donne la parole à des chercheurs et entrepreneurs qui font le lien entre le monde de la recherche et celui des entreprises. Retrouvez cette semaine notre entretien avec Fabien Canolle, enseignant-chercheur Maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Grenoble Alpes.
Sommaire
Quel est ton domaine de spécialité ?
J’ai un doctorat en sciences de gestion, soutenu en 2019, orienté gestion des Ressources humaines et une coloration formation des adultes. Je fais dialoguer ces deux champs avec le concept de professionnalisation au travail, entendue comme le développement de compétences en fonction de ce qui est attendu par un tiers (l’employeur dans une organisation, une société…) et désiré par l’individu. Cela mène alors à comprendre le rôle des dispositifs de professionnalisation au travail.
Je suis aussi spécialisé dans les approches par l’activité, consistant à aller«voir» quotidien des individus et comment ils le vivent, dans un contexte organisé. C’est avec ces éléments que j’ai travaillé la question de l’insertion professionnelle des diplômés de doctorat en France, dans une thèse CIFRE avec le cabinet RD2 Conseil.
Peux-tu nous détailler les principaux résultats de ta recherche ?
D’abord, j’ai regardé les pratiques de l’université visant à professionnaliser les doctorants en répondant à une première question : comment l’université les accompagne (construction du dispositif). Ensuite, j’ai regardé comment cet accompagnement dialogue avec les trajectoires professionnelles des diplômés de doctorat qui travaillent dans l’entreprise actuellement. Les deux niveaux m’ont permis de construire un accompagnement professionnalisant à destination des doctorants fonctionnant sur la confrontation entre pairs.
L’analyse des deux premiers domaines a mis en lumière les difficultés du dialogue entre l’activité de thèse et celle de professionnalisation qui est l’offre de formation transversale de l’université. Conscient de ce constat, le service ad hoc de l’université se professionnalise autour d’un discours sur la carrière et les compétences (RNCP) et une offre incluant des voies émergeantes de professionnalisation : entrepreneuriat en tant qu’éducation au management et mise en pratique de résultats, et l’accompagnement individualisé. Cela amène à proposer un professionnalisme d’un type nouveau : un « bon » docteur serait capable d’embrasser des carrières académiques et non académiques le cas échéant, et d’être un bon communiquant en s’adaptant à l’interlocuteur.
Quelles sont les 3 conclusions principales de tes travaux ?
- Les trajectoires de la thèse à l’entreprise ne sont pas des ruptures. Elles sont co-construites depuis l’activité scientifique pendant la thèse en fonction d’une appropriation des ressources. Le comprendre nécessite d’avoir une analyse fine de l’activité de création de connaissance scientifique : les instruments de la recherche dialoguent avec les communautés de la recherche (scientifique, terrains…), les pairs, les structures du laboratoire, les choix opérés avec la direction de thèse, les motivations et besoins (préférences) émergeant chemin faisant.
- Un accompagnement qui se positionne en surplomb de l’activité doctorale et des formations transversales (type MT 180, entrepreneuriat) mais qui les inclut (analyser les outils, les particularités des disciplines de recherche, les histoires de vie, le rapport aux règles de la recherche en cours, etc.) peut être bénéfique pour développer un pouvoir d’agir et construire un docteur réflexif.
- On peut favoriser les confrontations entre doctorants pour qu’ils créent ensemble des outils de réflexivité (le portoflio, par exemple, mais aussi plus largement des formes de narration de soi et de ses compétences). Cela a pour objectif de favoriser une capacité à verbaliser ce qui est sur pour montrer sa pertinence à un recruteur potentiel.
Tu étais doctorant en CIFRE, peux-tu nous en dire plus sur ce dispositif ?
Ce dispositif vise à mettre en relation un(e) doctorant(e), une université et une organisation non académique par le biais d’un contrat privé en CDD de trois ans voire CDI. Le plus souvent, il permet de répondre à une « demande sociale » émanant de l’organisation employeuse.
Par ailleurs, on connait bien le rôle de la CIFRE dans le passage de la thèse à l’entreprise. Pour autant, les deux projets (du doctorant, de l’entreprise) doivent se rejoindre, les résultats doivent être valorisables, etc. Aussi, la CIFRE peut permettre d’avoir une direction de thèse plus large (directeur de thèse à l’université, directeur des travaux dans l’entreprise), des infrastructures et des moyens plus importants, et des occasions de verbalisation plus nombreuses (le doctorant joue le rôle de traducteur entre son laboratoire et l’entreprise).
En définitive, la CIFRE est un instrument de production de connaissance qui influe sur les communautés, qui élargit de fait les horizons et les possibles en termes d’emploi : cet instrument s’inscrit dans une activité de création de connaissance scientifique au sein de et avec laquelle il se joue toujours la construction d’un projet de vie du doctorant et celui du projet économique de l’entreprise.
Cela suit les mêmes mécanismes que pour les thèses non CIFRE. La CIFRE modifie la manière dont la science se co-construit dans la thèse (connaissance scientifique et emploi de cette connaissance après thèse), de la même manière que les réponses à appel à projet sont de nouveaux instruments de production de connaissance, ou qu’un(e) doctorant(e) qui bénéficie du soutien d’un industriel pour des manipulations en laboratoire, etc.
Les compétences transversales des docteurs sont souvent évoquées pour leur employabilité, quelles sont tes découvertes concernant ces compétences ?
La question des compétences transversales, on peut entendre aussi transférables, est assez ancienne. Elle a refait surface récemment dans un contexte plus large que celui du doctorat, pour signifier une orientation vers la flexibilité et des carrières adaptables en réponse à des mutations des contextes sociaux et économiques. L’Union Européenne en fait son cheval de bataille pour le doctorat par le biais de rapports de la Commission et d’appels à projets H2020, visant à créer un nouveau type de formation doctorale. On peut tout à fait questionner l’idéologie forte sous-jacente à ce vocabulaire.
Du côté de la recherche, on a voulu, pour le doctorat, identifier ces compétences en questionnant des docteurs en entreprise sur la base de référentiels de compétences du doctorat. Ils ont pu alors hiérarchiser ou déclarer que telle ou telle compétence leur était utile dans leur travail, attestant alors de la valeur de ces dernières pour l’emploi en dehors du secteur académique, selon différents contextes sur un nuancier entre recherche et non recherche. Les résultats ont amené ensuite à conclure sur ce que l’université devrait rendre prioritaire en termes de compétences à développer dans la formation doctorale.
Cette approche est critiquable, car elle fait de « l’évidence » une généralité entre contextes sans conscience du parti pris sur la création de connaissances.
Je préfère parler de compétences d’énonciation de savoirs d’action, car cela permet plutôt d’équiper les doctorants plus largement : comment puis-je communiquer à autrui non spécialiste dans un autre contexte avec d’autres exigences la pertinence de ce que je sais faire ? En cela, c’est bien cette compétence qui permet au doctorant de « transférer » ses compétences d’un contexte à un autre, ou d’en démontrer leur caractère transversal.
Quels conseils donnerais-tu à des jeunes docteurs qui souhaitent valoriser leur expertise ?
- Vous pouvez déjà créer un groupe de doctorants (à partir de 3 personnes) dans lequel vous discutez de votre vécu, des difficultés, des questionnements de carrière, etc. On peut appeler ça de l’aide entre pairs…
- Le portfolio (obligatoire depuis 2016) est un outil de réflexivité qui peut être utile, déjà, pour lister ses activités, faire émerger des compétences (ce qui peut faire du bien à soi). Voir comment elles peuvent être orientées en fonction des endroits de son activité de recherche doctorale où il y a des ressources valorisables pour l’emploi.
- L’art de communiquer s’apprend en parlant. De nombreuses formations transversales existent sur cela. Une dimension réflexive (prise de conscience) des acquis de ces formations et de leur articulation avec ce que l’on crée en thèse peut avoir un effet démultiplicateur. Je ne saurais que trop répéter ce que les acteurs de l’accompagnement dans les universités disent : « sortez du laboratoire ». Ou alors, plus savamment, cultivez une attitude réflexive (« science de la science ») sur la science construite, pour permettre aux autres de voir et d’écouter ce qui peut faire sens pour eux.
Par Charles Aymard, responsable du pôle Conseil & stratégie en innovation chez Okay Doc
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