Santé au travail : « le Covid19 pose des questions inédites dans les entreprises » Cindy Felio
La crise du Covid19 questionne de façon inédite le travail et la santé. A l’occasion de la journée mondiale de la Sécurité et de la Santé au Travail, Okay Doc interroge l’une de ses fondatrices, Cindy Felio, psychologue du travail et chercheuse en Sciences de l’information et de la communication.
Sommaire
Tout d’abord, pourriez-vous vous présenter et nous décrire votre parcours ? Sur quoi portent vos travaux ?
Mon parcours est celui d’une psychologue du travail et chercheuse en Sciences de l’information et de la communication, qui a toujours cultivé un attrait pour les problématiques organisationnelles et les innovations sociotechniques. La mutation du monde du travail, le bouleversement des métiers et des modalités de faire carrière, à l’aune de la digitalisation de notre société et de la montée des nouvelles formes d’emploi, font partie de mes thématiques générales de recherche. Mon expertise séminale est, quant à elle, issue directement de mes travaux de thèse (Laboratoire MICA, EA 4426, Bordeaux Montaigne) : elle concerne le lien théorique et les enjeux pragmatiques entre le nomadisme technologique et la santé au travail. Aujourd’hui, je travaille toujours sur les questions des enjeux du numérique de manière plus élargie, aux côtés de projets de recherche s’articulant autour des zones grises de l’emploi, de la plateformisation, du travail indépendant, des collectifs de freelances, du renouvellement de l’art et de l’artisanat…
Selon vous, pourquoi est-il important de promouvoir une culture de la sécurité et de santé au travail ?
Il s’agit d’un préalable fondamental d’une part pour sensibiliser tous les acteurs de l’entreprise face aux risques professionnels (qu’ils soient physiques, industriels, chimiques, sociétal, mais encore psychosociaux). Ainsi, chacun serait en mesure de connaitre le sens de certaines règles et consignes, qu’il s’agisse de la préservation de sa propre santé comme celle d’autrui. D’autre part, les dispositifs d’alerte et les instances comme le CSE ne peuvent fonctionner seulement si une culture de santé / sécurité est assurée de manière constructive au sein d’une organisation. Des fonctions préventives plutôt que curatives sont à privilégier, et cela participe d’une vision collective et responsable d’une organisation, en essayant de ne pas tomber dans l’écueil de l’individualisme ravageur pour la santé d’un collectif et plus largement d’une organisation.
Quel est le rôle des entreprises pour assurer la santé et la sécurité au travail ? En quoi les questions posées par le Covid19 sont inédites ?
L’employeur est jugé responsable de tous les risques auxquels peuvent être confrontés les salariés de son entreprise dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, qu’il s’agisse des risques physiques comme psychosociaux. A ce titre, l’employeur, le CSE et les instances représentatives du personnel occupent une place de responsabilité primordiale.
La situation de Covid19 est inédite dans le sens où aucune mesure n’a pu être appréhendée et anticipée par les directions d’entreprise. Le télétravail, qui faisait jusque-là l’objet d’une attente forte exprimée de la part de beaucoup de salariés, a été appliqué du jour au lendemain, dans une modalité dégradée : chacun doit faire de son mieux en termes de ressources, dans un environnement confiné très différent d’un foyer à l’autre, avec la possible co-présence de conjoints et d’enfants. Une porosité des identités sociales, intimes et professionnelles constitue l’une des problématiques fortes de cette situation de confinement, où le puzzle habituel des temporalités et des lieux est réduit à une seule et même pièce.
Pour tout changement des conditions de travail, l’employeur, le CSE et les représentants du personnel doivent faire un travail d’anticipation des risques, de communication sur la situation et de mise en place d’outils ressources pour y faire face. La situation de Covid19 a contraint les entreprises à agir dans l’urgence, au gré des discours souvent contradictoires portant sur les moyens attendus pour contrer la propagation du virus. Une forme d’auto-responsabilisation de ses propres conditions de travail, de la manière de s’organiser au quotidien pour atteindre ses objectifs, d’organiser dans le temps et l’espace sa manière de faire travail et collectif à distance… tous ces paramètres sont venus mobiliser très fortement la subjectivité des travailleurs, et ce, dans un environnement de télétravail en mode dégradé (car non anticipé) comme le soulignait Antonio Casilli dans son entretien pour l’AOC. Par ailleurs, l’équilibre vie professionnelle / vie privée est particulièrement mis à mal : dans le même lieu, les responsabilités professionnelles, familiales, sociales et intimes prennent place, sans en avoir mesuré les contours et les conditions de réalisation.
Quelles solutions et actions peuvent-elles mettre en place pour améliorer la santé au travail ?
Dans cette situation si particulière, une communication structurée, compréhensive et ouverte devrait être assurée auprès des collaborateurs. Le contexte d’incertitude pèse fortement sur les mentalités, avec un aspect d’auto-responsabilisation vis-à-vis des dommages économiques sur l’entreprise pour laquelle on travaille, tout comme l’impact sur le maintien de son propre emploi. La place du collectif et le soutien hiérarchique restent des ressources essentielles, plus encore en période de crise.
Quelles sont les mesures que vous préconisez pour maintenir une qualité de vie et de bien-être au travail pour les salariés qui télétravaillent ? Est-ce qu’il va falloir imaginer de nouvelles façons de travailler ?
Pour travailler sereinement de chez soi, il est très important d’avoir les bons équipements et toutes les ressources pour mener à bien son activité. Le fait d’agencer un espace dédié à son travail est également important afin de redéfinir le contour des sphères de vie, et cela contribue aussi à délimiter le temps consacré aux diverses activités. Il s’agit également d’un dispositif permettant aux autres membres du foyer de comprendre s’il est acceptable d’être sollicité ou non, s’agissant de se créer une sorte de bulle professionnelle au sein d’un lieu habituellement dédié aux autres domaines de vie plus intimes.
L’un des risques du télétravail est celui de la surcharge d’activité, de l’augmentation des heures travaillées et d’une hyperconnexion avec le travail. Beaucoup d’études révèlent que le sentiment de responsabilisation, couplé à celui de la valorisation d’une situation de télétravail, amène généralement les individus à travailler davantage que lorsqu’ils sont dans leur environnement de travail habituel (soit en lieu et place de l’entreprise). Un autre facteur joue aisément sur le niveau d’investissement ou de surinvestissement au travail lorsqu’on exerce de chez soi : l’injonction à la connexion permanente. L’omniprésence des écrans dans nos vies joue un rôle d’affordance (Gibson) particulièrement forte : les outils numériques, dans leur design lui-même, sont considérablement affordants, dans le sens où ils captent notre attention et convoquent leur usage, de manière quasi automatique et sans véritable effort cognitif. Il s’agit de fenêtres constamment ouvertes vers un ailleurs et qui permettent d’éradiquer l’ennui. Pèse également sur les comportements d’hyperconnexion la volonté de garder un lien continu avec la sphère professionnelle, afin d’être sûr de ne pas passer à côté d’une information importante. La situation de confinement inhérente au Covid19 pourrait renforcer cette tendance à rester constamment sur le fil de l’activité, et ce pour différents motifs : préserver une forme de lien social avec ses collègues, compenser la distance physique par une présence connectée en permanence, valoriser son niveau d’engagement envers l’entreprise dans le but d’assurer la pérennité de son emploi post-Covid etc.
Le contexte actuel est caractérisé par une situation de crise, non anticipée, où la subjectivité des individus est mobilisée de plein fouet et ce, sur tous les domaines de leur vie. L’usage intensif des outils numériques constituerait une forme de levier, de stratégie pour faire face à la situation. Cependant, ces dispositifs écraniques ne viennent pas compenser la distance sociale : ce sont des médiateurs qui jouent le rôle de support d’intermédiation des relations humaines, d’échanges de documentation à distance, de travail collaboratif… Leur usage est profondément ancré dans le réel, et bien qu’en situation de crise et en mode dégradé, c’est précisément ce que nous permet de toucher du doigt cette période de confinement. Le dualisme digital (Jürgenson), qui nous empêche de penser de manière constructive les liens entre la « vie réelle » et la « vie digitale » (étant in fine une seule et même question), est profondément mis à mal en cette période. Ce filtre de la réalité est en train de disparaître, puisque les personnes font l’expérience quotidienne d’un essai de raccommodage mimétique de leur vie professionnelle et sociale sur le monde digitalisé. Mimer sa vie de travail en version numérique, cela ne fonctionne pas (Casilli) : une réunion classique en présentiel n’est pas la même en version Zoom. Des régulations individuelles et collectives sont constamment à l’œuvre. Nonobstant cet écart, tout un chacun semble appréhender l’ancrage pragmatique des relations et du travail à distance. C’est bien le réel de travail des individus et des organisations qui se joue et se déjoue sur le web, les plateformes, les réseaux sociaux.
Selon vous, les chercheurs sont-ils assez écoutés par les dirigeants par rapport à leurs recommandations ? En quoi ils pourraient inspirer de nouveaux modes de travail ?
Cette situation particulièrement incertaine amène un niveau de réflexivité et d’introspection pour tout un chacun. De grandes questions se posent et notre manière habituelle de penser et de se confronter à la réalité semble bouleversée.
Pour ma part, j’observe une hausse de sollicitations pour interroger ma posture de psychologue du travail et de chercheuse en SHS sur diverses questions (impact sur le sommeil, sur les difficultés de concentration, l’interpénétration des sphères de vie travailleurs / parents, la projection en termes de conditions de travail, les ressentis psychiques du confinement…). De nombreuses études, universitaires ou non, sont lancées et publiées chaque semaine sur la situation de Covid19. Des articles en SHS dans lesquels les chercheurs investissent un niveau analytique et réflexif de grande qualité, sont publiés chaque jour (voir AOC médias, Les Jours, The conversation ou encore 21 jours), ce qui donne du grain à moudre sociologique et philosophique sur la situation actuelle. Ces écrits permettent aussi, aux côtés du flux d’informations continu et agressif des chaines d’information télévisées et du bruit assourdissant des réactions postées sur les réseaux sociaux, de véritables respirations intellectuelles. Donner du sens, poser des questions en avouant notre incertitude, indiquer « que l’on ne sait pas encore », constituent de véritables gourmandises de sens pour notre système nerveux. Car n’omettons pas le coût psychique de ce flux d’information auquel nous pouvons être soumis chaque jour, et il n’y a rien de mieux pour notre bien-être et la manutention des connaissances dans notre mémoire que des informations possédant une finitude. Dans ce contexte de Covid19, l’information est un bien précieux qui permet de se rassurer, de connaitre les mesures barrières et comportements attendus, l’état des lieux de la propagation du virus… mais l’information peut également revêtir son versant pharmacologique, devenir « poison » par son mouvement continu et sa densité exponentielle. De plus, le contexte de Covid19 convoque une dimension à forte valeur émotionnelle, puisque entrent en résonance notre santé et celle de nos proches, notre crainte face à l’avenir, mais encore l’incertitude pesant sur le court et le moyen terme. A la volumétrie de l’information à laquelle nous avons accès s’ajoute ainsi une lecture émotive, qui peut avoir un impact sur notre santé psychique en période de confinement (stress, troubles du sommeil, somatisations…).
Selon vous, y aura-t-il un avant et après Covid19 par rapport aux conditions de travail que nous connaissions ?
Suite au déconfinement, je ne pense pas qu’un « retour à la normale » de la vie d’avant puisse être éprouvé dans un premier temps. Les travailleurs ayant connu une période de télétravail, d’abord sous forme de crise avec des stratégies d’adaptation pour « faire face » mais surtout « faire avec » dans une situation non anticipée, se sont ensuite « installés » dans cette modalité de faire travail et de faire collectif. Le retour au sein de l’entreprise aura des vertus salutogènes indéniables, en termes de lien social, de sentiment d’appartenance, de reconstruction post-crise. Il ne faudra simplement pas oublier que le vécu du confinement en télétravail aura été sous plusieurs égards bouleversant (dans son versant positif comme négatif). C’est pourquoi une réflexivité collective sur ce vécu ainsi que sa réinscription dans un collectif et une organisation me semble constituer une étape fondamentale pour le bien-être de tous. Appréhender et esquisser l’après ne peut se faire de manière constructive seulement si un discours ouvert et coopératif sur l’avant et le pendant est rendu possible. Il s’agit, finalement, de faire se rencontrer deux histoires de confinement (individuelle / collective) pour reconstruire la biographie du collectif et de l’organisation. Pour une question de sens, de place, de rôle mais aussi de continuité du roman biographique de l’entreprise et des acteurs qui la composent. Le « renouveau » technique de la manière de travailler, à distance et avec parfois de nouveaux outils digitaux, est appelé à être discuté pour sa continuité ou régulation dans le quotidien des travailleurs concernés.
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