Finance de marché – Comment diminuer le risque de fraude grâce aux sciences de gestion ?
La finance de marché est indispensable à l’activité économique globalisée, elle permet en particulier de rendre possible les échanges internationaux et de les fluidifier et offre également des instruments de couvrir financière des risques industriels ou commerciaux. C’est également une activité très logiquement encadrée par de nombreuses institutions avec en France notamment l’Autorité des Marchés financiers et l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution.C’est également une activité, qui par les sommes colossales qu’elle brasse — rien que sur le marché des actions, les chiffres sont étourdissants (2018) : 74 millions de millions de dollars de capitalisation boursière dans le monde, 97 millions de millions de dollars échangés sur ce marché sur l’année au cours de 22 milliards d’opérations… — suscite des comportements déviants malgré les nombreuses précautions prises à différents niveaux.
Sommaire
Une démarche de réduction du risque de fraude
La fraude fait partie de ces comportements déviants, les cas sont nombreux et parfois très médiatisés ayant mis en périls les institutions qui les hébergeaient. Ainsi les paris cachés de Nick Leeson ont-ils conduit en 1995 à la faillite de la banque Barings, l’une des plus grandes banques commerciales du monde l’histoire se répétant en 2008 avec la recapitalisation forcée de Société Généralesuite à la découverte des opérations illicites de Jérôme Kerviel.
Les pertes liées à des fraudes ou à des opérations faites en dehors des limites admises s’élèvent à plus 40 milliards d’équivalents dollars sur les années 2003-2013. Du fait de ces « affaires » et dans un tel contexte de crise, des réponses réglementaires et organisationnelles ont été apportées pour limiter ce risque, on remarque cependant qu’elles n’ont pas été particulièrement efficaces : 4 ans après l’affaire « Kerviel » les fraudes découvertes et rendues publiques ont encore coûté plus de 20 milliards d’équivalents dollars…
De fait, il n’en existe pas de solution permettant d’éradiquer la fraude, car elle est consubstantielle à la règle… Il convient donc d’innover dans des solutions plastiques et agiles pour suivre — et si possible anticiper — ces comportements dans de tels environnements ou les évolutions organisationnelles et institutionnelles sont nombreuses. Notre proposition vient donc appuyer le corpus déjà existant avec une focale peu standard.
Un cadre à compléter
Les organisations étant toutes singulières et leur environnement leur étant propre, il existe de multiples facteurs à prendre en compte pour réaliser un bon contrôle. Si ces facteurs sont globalement connus, les schémas d’application sont encore trop rigides et nécessitent d’être affinés. Bien que les cadres normatifs soient réducteurs, ils donnent des repères utiles dont on peut s’inspirer. Ainsi en est-il du modèle A.M.I. proposé par Henri Bouquin et fixant le contrôle à l’intersection de la stratégie, des comportements et des structures de l’organisation.
Par ailleurs, dans l’environnement particulier qui est celui du contrôle des opérateurs de marché, il semble que les facteurs humains soient négligés, or, compte tenu des sommes en jeu et du prestige dont la fonction est dotée, ces facteurs doivent être considérés et David Tuckett, psychanalyste avec Richard Taffler, professeur de finance proposent de considérer l’axe émotionnel de la finance.
Le cadre de référence a donc été complété en empruntant à plusieurs champs disciplinaires : outre le contrôle (dans sa dimension normative et stratégique) y ont été inclus des éléments de psychologie, en particulier ceux liés à la personnalité, à l’ego et à ses mécanismes de défense, des éléments de psychiatrie avec la finance émotionnelle et d’autres éléments symboliques relevant du mythe. Ces éléments se retrouvent condensés dans la notion d’appropriation représentant la façon dont un individu intègre intimement l’objet approprié à son quotidien. À la base de cette appropriation se trouve le sens : plus le sens est reçu fort et clair par les individus et les organisations, meilleure sera cette appropriation, mieux l’entreprise créera de capacités distinctives et sera en mesure de générer durablement un avantage concurrentiel. Par ailleurs, ce cadre, ancré dans un questionnement sur le sens selon les trois dimensions de l’appropriation (rationnel, psycho-cognitive et socio-politique) est de nature à jeter les bases d’une organisation « juste » au sens de John Rawls et d’Amartya Sen.
Une façon de créer du sens est de le questionner, et il sera d’autant plus utilement questionné qu’il le sera par des personnes ayant des rôles antagonistes — des points de vue différents qui pourront se compléter. C’est l’« appropriation croisée », ces acteurs doivent se co-approprier la partie partageable de leur activité. Cette démarche rejoint l’analyse stratégique de Crozier et Friedberg avec en point d’orgue la maîtrise des zones d’incertitudes, cette maîtrise conférant le pouvoir. Plus cette zone est importante moins l’action de celui qui la maîtrise est prévisible nous disent ces auteurs. Or, la partie partageable de l’activité, celle qui donc est visée par cette appropriation croisée, est généralement réalisée avec le moins de partage possible par celui qui a voulu le pouvoir. L’appropriation croisée vient donc diminuer cette zone d’incertitude.
Un diagnostic et une démarche
Le sens est la pierre angulaire de cette perspective. On peut en effet douter que Jérôme Kerviel — et les autres — ait commis leurs infractions s’ils avaient eu pleinement conscience de ce qu’ils faisaient. Ainsi, une organisation est d’autant plus vulnérable à ce genre de fraude qu’elle peine à véhiculer un sens clair. Karl Weick propose de poser un diagnostic sur la propension de l’organisation à favoriser la création de sens selon 7 critères regroupés sous l’acronyme SIR COPE. Un premier travail a permis de montrer que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les organisations qui ont une activité de finance de marché ne sont pas « vigilantes », c’est-à-dire ne sont pas bien préparées à l’inattendu. Ce résultat provient en partie du fait qu’il n’est pas dans les attributions du contrôleur de vérifier les aspects humains de l’opérateur. Et comme le contrôleur n’est pas formé pour juger de la stabilité émotionnelle d’autrui, nous proposons de superposer deux visions concurrentes de l’activité : à celle de l’opérateur nous juxtaposons celle du contrôleur en favorisant ce que l’appropriation croisée.
Cette appropriation croisée se mesure après que les zones d’incertitudes aient été définies ainsi que les critères d’appropriation, l’ensemble formant les facteurs que l’organisation perçoit comme critique (FCP, facteurs critiques perçus) pour la réalisation de cette étape. Lors de la création des FCP, il est nécessaire de vérifier qu’ils contribuent à la création de sens organisationnel, pour cela, on peut réutiliser l’outil de diagnostic SIR COPE.
Enfin, la dernière étape, sans doute la plus facile, consiste à mesurer la qualité des appropriations puis à la reporter dans un indicateur ad hoc, la balance appropriative, qui présente 3 dimensions : la qualité des appropriations par groupe (les opérateurs ou les contrôleurs), l’équilibre et la force de l’ensemble. Le schéma ci-dessous présente une balance « cible » qui donne trois éléments d’appréciation :
- L’équilibre des relations entre les groupes. Il faut que les relations ne soient pas trop en faveur d’un groupe au détriment d’un autre sans quoi les zones d’incertitudes sont trop importantes, le risque de perte de sens est également important et donc le risque de fraude également ;
- La qualité des appropriations. Il faut bien entendu que la balance soit équilibrée, mais il est de peu d’intérêt qu’elle le soit sans que chacun se soit approprié la zone d’incertitude. Cela reviendrait à dire que la zone d’incertitude n’est couverte ni par un groupe ni par un autre…
- Si les deux éléments précédents sont réalisés, alors l’organisation aura développé des (bonnes) capacités distinctives — l’appropriation est un acte intime — ce qui génèrera donc un avantage concurrentiel.
Balance cible : équilibrée avec des appropriations conséquentes
En résumé
La proposition qui est faite est de vérifier que les sens traversant l’organisation ne rentrent pas en collision et, le cas échéant, propose une démarche d’explicitation de ces sens en se basant sur des cadres de référence. Appliqué aux contrôles, le cadre de référence est le modèle A.M.I. et nous proposons de compléter les contrôles, essentiellement quantitatifs réalisés par des contrôles qualitatifs. C’est une nécessité pour au moins deux raisons.
La première est que ces contrôles finissent par tous se ressembler. Lorsqu’une nouvelle technologie émerge avec son cortège de promesses (souvent vraie comme aujourd’hui le deep learninget le data mining…), elle est rapidement promue et mise en musique de la même façon par les mêmes acteurs. Les entreprises qui l’ont mise en place s’en prévalent et assurent avoir fait leurs meilleurs efforts pour réduire le risque — de fraude par exemple. Or, si toutes les organisations sont protégées de la même façon par les mêmes outils mis en place par les mêmes cabinets, elles sont également toutes vulnérables de la même façon et ces solutions portent en elles un risque systémique… Il est donc nécessaire que les organisations développent un contrôle qui leur soit propre, qui dépende des hommes uniquement ce qui assurera une non-réplicabilité des contrôles d’une organisation à l’autre.
L’autre raison est que s’il est bien entendu nécessaire d’utiliser les technologies, elles ne doivent pas déposséder les individus du sens, ou ce qui revient au même, les acteurs ne doivent pas se sentir autorisés à ne pas être critiques vis-à-vis de leur environnement. C’est une (la seule ?) façon de rester vigilant et de conserver un regard pertinent sur son activité puisqu’il semble peu raisonnable de considérer qu’elle est maitrisée lorsque le sens en échappe…
Emmanuel Laffort, docteur en sciences de gestion, expert Okay Doc
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