Femmes ingénieures : quels défis et opportunités, notamment en IA ?
Les femmes ingénieures sont-elles confrontées à des défis spécifiques dans leurs études et carrières ? Pour y répondre, Okay Doc interroge Aline Aubertin, Directrice générale de l’ISEP (école d’ingénieurs spécialisée dans le numérique) et Présidente de l’association Femmes Ingénieures. Elle partage son expertise sur l’importance grandissante des études d’ingénieurs et de l’IA, avec un focus sur la carrière des femmes.
Comment l’Isep encourage-t-il la participation des femmes dans les filières d’ingénierie ?
Aline Aubertin : La plupart des enjeux de l’humanité sont techniques. À l’Isep, nous disons aux jeunes, filles et aux garçons aussi d’ailleurs, que pour sauver le monde, pour résoudre les problèmes environnementaux, de santé, de mobilité, d’énergie, d’éthique sur les réseaux sociaux et en intelligence artificielle, pour n’en citer que quelques-uns, nous avons besoin des compétences scientifiques et techniques des ingénieurs ! Or, tous ces secteurs utilisent le numérique, qui est partout !
Nous ne pouvons pas demander aux hommes d’avoir des oreilles et des yeux de femmes. Les hommes perçoivent le monde en tant qu’homme, ce qui peut conduire dans le domaine des algorithmes, de la programmation et même de la robotique à des biais et à un renforcement des stéréotypes de genre. Nous avons besoin de jeunes femmes formées, en particulier à l’Isep, pour éviter ces écueils !
Ainsi, l’Isep est la première école à avoir signé « Le Pacte Femmes & IA : pour une intelligence artificielle responsable et non-sexiste », proposée par le Cercle InterElles, avec lequel nous développons une Chaire.
Signer ce pacte était pour moi une évidence et une occasion d’affirmer notre engagement à travailler et à former nos élèves, en ayant conscience des risques associés aux biais potentiels sexistes des IA, mais aussi de tous les autres biais et risques de discriminations, quels qu’ils soient.
Pour cette démarche de prise en compte intégrale de lutte des stéréotypes potentiellement générés par les IA, l’Isep a reçu le prix Ingénieuses 2024 de la CDEFI pour le projet le plus original.
Quels sont les principaux défis que les femmes peuvent rencontrer en choisissant des études d’ingénieur, et quelles initiatives sont mises en place pour les surmonter ?
Aline Aubertin : Les ingénieures sont des ingénieurs, comme les autres : mêmes métiers, mêmes perspectives de carrière, le plein emploi, avec des niveaux de salaire et de vie confortables… D’une certaine manière, il n’y a pas de frein objectif pour les filles à envisager des études d’ingénieur.
Et pourtant, les stéréotypes autour des métiers d’ingénieur et des compétences requises pour intégrer une école d’ingénieur, compétences soi-disant plutôt masculines, sont à l’œuvre. Les filles croient à tort qu’elles ne sont pas « bonnes » en sciences et en particulier en maths et qu’elles n’ont pas les capacités pour intégrer une école d’ingénieurs. Elles choisissent moins que leurs camarades masculins les spécialités scientifiques au Bac, qui leur permettraient d’intégrer aisément une école d’ingénieurs.
4 étudiantes sur 10 ont été découragées des études dans les STIM (Sciences – Technique – Ingénierie – Mathématiques) par les enseignants ou par leur entourage (famille, proches ou amis).
En 2018, une étude du Centre d’Information et Documentation Jeunesse (CIDJ) montrait que seuls 17% des métiers étaient mixtes (une profession étant considérée comme mixte lorsque la part des femmes ou des hommes se situe entre 40 et 60% de l’effectif). Ainsi, les femmes sont particulièrement nombreuses à exercer dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’action sociale, le secteur de la petite enfance et des services aux particuliers. À l’inverse, les professionnels du secteur du numérique et de l’informatique sont composés de 70% d’hommes.
Il faut donc rendre les ingénieures visibles, expliquer aux jeunes filles la diversité de nos métiers et leur intérêt, ainsi que l’impact que peuvent avoir les ingénieurs dans la résolution des problématiques de notre temps.
Il faut casser le mythe des mathématiques, dont la maîtrise serait réservée à certains. À l’Isep, pour nous adapter et rassurer les lycées, nous avons ouvert deux classes préparatoires ouvertes aux lycéens et lycéennes, qui ont choisi une seule spécialité scientifique au Bac.
Vous êtes également présidente de l’association Femmes Ingénieures. Comment cette dernière promeut-elle les métiers d’ingénieur auprès des jeunes, et quelles actions spécifiques sont entreprises pour atteindre à la fois les garçons et les filles ?
Aline Aubertin : L’association Femmes Ingénieures joue un rôle crucial dans la promotion des métiers d’ingénieur auprès des jeunes, et en particulier les jeunes filles. Parmi les actions spécifiques mises en œuvre par l’association pour motiver à la fois les garçons et les filles :
Tout d’abord, Femmes Ingénieures réalise entre une à deux interventions par jour dans les établissements scolaires, collèges et lycées pour présenter les métiers d’ingénieur et déconstruire les stéréotypes de genre, en faisant témoigner des ingénieures en activité.
Ensuite, l’association participe entre autres au programme de mentorat « Un jeune, un mentor » qui permet aux jeunes filles et garçons d’être accompagnés par des professionnel·les, qui les aident à réfléchir à leur orientation scolaire avec une meilleure compréhension des parcours académiques et professionnels, tout en bénéficiant de conseils personnalisés.
Par ailleurs, l’association participe à divers salons et forums de l’orientation, en présentiel ou en ligne et participe par exemple aux évènement « un.e ingénieur.e, un projet » proposé par la cité des sciences de la Villette qui permet à des ingénieures de mettre en valeur un produit ou un projet auprès du grand public, c’est-à-dire à la fois les jeunes mais aussi leur entourage, qui bien souvent a besoin d’être sensibilisé pour encourager les jeunes femmes dans leur projet d’orientation.
De plus, l’association collabore avec des entreprises, qui mettent leurs salariées à la disposition de l’association dans ses différentes initiatives qui permettent aux jeunes de se familiariser avec les environnements de travail et les débouchés des études d’ingénieur.
Femmes Ingénieures organise ou soutient également des concours et des prix, tels que les Olympiades de la CDEFI, “Faites de la science”, CGénial, Innovatech, prix Women’s Energy in Transition de Dalkia, « Je filme le métier qui me plaît », et des concours de robotique, etc. pour récompenser les jeunes filles ayant montré un intérêt et des compétences particulières en sciences et ingénierie.
Enfin, depuis plusieurs années, Femmes Ingénieures organise un grand forum des métiers en ligne dans un métavers, qui réunit plusieurs milliers d’élèves avec leur professeur et plus d’une centaine de professionnel.les qui viennent à leur rencontre au travers d’un avatar : le forum “Ingénieur.e, C’ pour Moi”, soutenu par le Ministère de l’Éducation Nationale.
Ces actions s’inscrivent dans une démarche globale visant à transformer les perceptions des métiers de l’ingénierie et à promouvoir la diversité et l’égalité des sexes dans ce secteur.
Comment l’association travaille-t-elle pour renforcer la représentation des femmes ingénieures et scientifiques dans les conseils d’administration et le monde du travail ?
Aline Aubertin : L’association Femmes Ingénieures joue aussi un rôle crucial dans la promotion et le soutien des femmes dans les domaines de l’ingénierie et des sciences. Pour renforcer leur représentation dans les conseils d’administration et le monde du travail, l’association met en œuvre plusieurs initiatives.
Tout d’abord, en matière de réseautage et de développement personnel et professionnel, Femmes Ingénieures offre aux ingénieures une communauté qui favorise les échanges et le mentorat informel. Au travers de ses « Cafés de l’ingénieuse », l’association propose des rencontres, qui visent à développer des compétences en leadership et à offrir des conseils pour avancer dans sa carrière, avec l’objectif d’accéder à des postes de direction. Ces échanges couvrent des sujets tels que la gestion de projet, le leadership, la négociation et la prise de parole en public.
De plus, l’association maintient à disposition des entreprises un vivier de femmes ingénieures à même d’assumer un mandat d’administratrice.
En ce qui concerne la sensibilisation et le plaidoyer, Femmes Ingénieures mène des campagnes de sensibilisation pour promouvoir la diversité de genre dans les entreprises et les conseils d’administration. L’association collabore avec d’autres associations, entreprises et institutions pour faire avancer les politiques favorisant l’égalité des sexes.
Par ailleurs, l’association travaille en étroite collaboration avec des entreprises pour développer des politiques inclusives et des environnements de travail favorables aux femmes. Elle encourage les entreprises à adopter des chartes de diversité et à mettre en place des programmes spécifiques pour soutenir les femmes dans leurs parcours professionnels.
En termes de recherche et publication, Femmes Ingénieures mène des études et publie en particulier l’Observatoire des femmes ingénieures, qui dresse un panorama de la situation comparée des ingénieures et des ingénieurs en entreprise. L’association est également un think tank, qui produit régulièrement des propositions concrètes à l’intention des pouvoirs publics et du monde politique. Ces publications servent à informer et sensibiliser le public et les décideur·ses sur les défis et les opportunités pour les femmes dans ces domaines.
Enfin, l’association organise ou participe à différents événements tels que des conférences, tables rondes et remises de prix pour les professionnels, qui sont autant d’opportunités de réseautage et de mise en visibilité pour les ingénieures. Elle répond également régulièrement aux sollicitations des journalistes, et possède une expertise reconnue sur ses sujets.
En conclusion, l’association Femmes Ingénieures travaille de manière multidimensionnelle pour renforcer la présence des femmes dans les conseils d’administration et dans le monde du travail, en combinant différentes modalités d’expression et d’actions.
Comment l’IA transforme-t-elle de nombreux secteurs et quels rôles peuvent jouer les femmes dans cette transformation ? Quelles sont leurs perspectives de carrière ?
Aline Aubertin : L’intelligence artificielle est en train de transformer de nombreux secteurs, offrant à la fois des opportunités et des défis. Les femmes ont un rôle crucial à jouer dans cette transformation, avec des perspectives de carrière variées et prometteuses.
La demande pour des professionnel.les qualifié.es en IA est en forte croissance. Selon une étude de LinkedIn, les compétences en IA sont parmi les plus recherchées, avec une augmentation de 74% des emplois liés à l’IA entre 2016 et 2020. Il sera impossible de répondre aux besoins en compétences de notre pays, si seuls les hommes sont formés.
Il existe des enjeux spécifiques et cruciaux à ce que davantage de femmes soient impliquées dans le domaine de l’intelligence artificielle :
Tout d’abord, éviter les biais dans les algorithmes est primordial. Les algorithmes d’IA peuvent refléter et amplifier les biais, notamment les biais de genre, présents dans les données sur lesquelles ils sont formés. Sans une diversité de perspectives, ces biais peuvent devenir plus prononcés, entraînant des discriminations. Par exemple, différentes études ont montré que des systèmes de recrutement automatisés peuvent pénaliser les candidates féminines, et des outils de reconnaissance vocale peuvent avoir des taux de précision plus faibles pour les voix féminines.
De plus, l’amélioration de la conception et de l’innovation passe par la diversité des équipes de développement. La diversité des équipes stimule l’innovation et la créativité. Les femmes, en apportant leurs expériences et perspectives, contribuent à créer des technologies plus inclusives et adaptées à un public plus large. Le développement d’environnements de travail plus inclusifs et collaboratifs est essentiel pour attirer et retenir des talents divers, au-delà de la diversité femmes-hommes.
En outre, le renforcement de l’éthique et de la responsabilité est un autre enjeu crucial. Les questions éthiques entourant l’IA sont nombreuses, et une représentation équilibrée des genres est essentielle pour aborder ces problématiques de manière complète.
Enfin, l’impact social et économique de la promotion de la participation des femmes dans l’IA est significatif. 50% des clients sont des clientes. La promotion de la participation des femmes dans l’IA peut avoir des retombées positives pour la création de nouveaux marchés et services et la compétitivité. Les produits et services développés par des équipes diversifiées ont souvent une meilleure adoption sur des marchés variés. Les entreprises qui favorisent la diversité dans leurs équipes de R&D en IA tendent à être plus innovantes et compétitives, entre autres parce qu’elles améliorent leur capacité à détecter les signaux faibles.
Encourager la participation des femmes dans le domaine de l’IA n’est pas seulement une question d’équité, mais aussi une nécessité pour le progrès technologique et social. Cela permet de construire des systèmes d’IA plus justes, innovants et efficaces, qui bénéficient à l’ensemble de la société. La diversité des points de vue et des compétences est essentielle pour relever les défis actuels et futurs de l’IA.
Les entreprises l’ont bien compris et c’est pourquoi elles cherchent à diversifier leurs équipes en offrant aux femmes des perspectives de carrière.
Enfin, quels conseils donneriez-vous aux jeunes femmes intéressées par des études d’ingénieur, notamment en IA ?
Aline Aubertin : Vous l’avez compris, les études d’ingénieur, et particulièrement en intelligence artificielle (IA), offrent de nombreuses opportunités de carrière. Aux jeunes femmes intéressées par ce domaine, je dis qu’elles ne doivent surtout pas hésiter et foncer. J’y ajoute quelques conseils :
Premièrement, il est essentiel d’acquérir une solide formation académique en se concentrant préférentiellement sur les mathématiques, l’informatique, les statistiques et les sciences, mais sans surestimer la difficulté, ce que les filles ont tendance à faire. Je rappelle qu’à l’Isep, par exemple, nous accueillons des bacheliers qui n’ont choisi qu’une spécialité scientifique au Bac.
Ensuite, il est important de cultiver sa curiosité. L’IA est vaste et couvre des domaines variés et la technologie évolue rapidement. Cherchez des stages dans des entreprises technologiques ou des laboratoires de recherche pour expérimenter.
Par ailleurs, il est crucial de rechercher des mentors et des modèles tout en participant à des réseaux. N’hésitez pas à solliciter des associations comme Femmes Ingénieures, participez à des hackathons, des salons, des conférences, etc., cherchez des mentor·es qui peuvent vous guider dans votre parcours et vous montrer que le succès est possible.
Il est également important d’être consciente des défis et des opportunités qu’offre ce domaine, où les hommes sont majoritaires : être une femme dans un monde masculin est à mon sens un avantage, mais peut aussi être vécu comme une difficulté à surmonter, si on ne s’y est pas préparée. Les jeunes femmes peuvent aussi profiter de programmes et initiatives, qui visent à promouvoir les femmes en STIM. Ces opportunités peuvent inclure des bourses, des programmes de mentorat et des ateliers.
Rappelez-vous enfin que les femmes sont très recherchées par les entreprises et qu’un boulevard d’opportunités s’ouvrira à vous.