Journée mondiale de la propriété intellectuelle : « La propriété intellectuelle, porteuse de nouveaux enjeux ? »
A l’occasion de la journée mondiale de la propriété intellectuelle, Okay Doc interroge Matthieu Quiniou, avocat et chercheur travaillant principalement sur des problématiques liées à l’économie du numérique sur le rôle que jouent les droits de la propriété intellectuelle pour encourager l’innovation et la créativité.
Sommaire
Le renforcement des outils numériques de protection de la propriété intellectuelle
Face à l’inflation de fichiers protégés par des droits de propriété intellectuelle et au piratage sur Internet on voit apparaître des réponses automatisées très efficaces grâce à l’utilisation combinée de preuves d’authenticité via blockchain (sur un mode voisin des DRM mais en plus flexible et moins centralisé) et de robots d’indexation et de webcrawling utilisant des algorithmes d’apprentissage machine (machine learning) pour identifier des contrefaçons automatiquement sur Internet à partir de vaste bases de données répertoriant des œuvres ou produits protégés. Ces premiers outils font émerger quantité de contrefaçons et de dossiers potentiels pour les professionnels de la propriété intellectuelle mais rendent également une partie de l’expertise traditionnelle superflue et donc plus difficile à valoriser auprès des clients finaux, ces connaissances étant incorporées (by design) aux paramètres de ces outils. D’autres outils permettent de procéder à une répartition transparente et en temps réel de redevances de droit de propriété intellectuelle grâce à des scripts autonomes (smart contracts) fonctionnant sur des registres distribués (notamment blockchain) ce qui remet, en partie, en cause la raison d’être des sociétés de gestion des droits d’auteur (SACEM…).
Un système financier nativement numérique
L’apparition de la finance numérique décentralisée, c’est celui de l’évolution du financement et du commerce de la propriété intellectuelle, notamment avec le financement par la foule (crowdfunding), les levées de fonds par blockchain (ICO…), les sites de vente de droit de propriété intellectuelle (market place de propriété intellectuelle) très rependus en Asie. Cela s’accompagne de la tokennisation par blockchain de la propriété intellectuelle qui permet de créer de la rareté dans un univers virtuel grâce aux tokens non fongibles. Ces nouvelles approches permettent de faciliter la valorisation du vivant de l’artiste et la création de titres sur des œuvres complètes ou des collections, à la manière des Bowie Bonds, mais en plus accessible et surtout plus liquide.
Transition d’une société de l’information vers la société de la donnée
Nous constatons la substitution progressive du droit de la propriété intellectuelle formel par un droit de la donnée brute ou transformée. Le droit de la propriété intellectuelle qui s’intéresse à des critères de formalisation plus ou moins abstraits (œuvre de l’esprit, marque déposée ou innovation brevetée) se voit progressivement substitué par un droit des données, plus objectif, laissant une place encore plus nette aux enjeux de communication et reléguant la formalisation en information au second plan.
Face à des droits nationaux réfractaires et pour faire face aux incidences de droits américains et chinois supportant des politiques pragmatiques de commerce international, le renforcement par via droit de l’Union européenne des secrets d’affaires a fourni une alternative aux brevets. Je pense que de nombreuses entreprises françaises n’ont pas encore pris la mesure de cet outil qui se substituera, au moins en partie, à la protection par la propriété intellectuelle dans une économie de la connaissance où une donnée brute ou transformée a souvent une valeur économique et concurrentielle supérieure lorsqu’elle est secrète, même pendant un laps de temps restreint, que lorsqu’elle est divulguée grâce à un brevet.
Dans un même mouvement, encore via l’Union européenne, le droit des données personnelles est un facteur de mutation de la propriété intellectuelle, à tel point qu’il est perçu par certains juristes maximalistes comme le « droit du numérique ». Ce droit qui a pris une place non négligeable dans les politiques de conformité des entreprises s’attache à encadrer non pas la production humaine dans son immatérialité, mais la trace humaine dans son immatérialité.
L’économie des « communs numériques » et du « libre » face à la propriété intellectuelle traditionnelle monocanal
Si le courant des Creative Commons et du libre a été porté par des idéologues ayant une certaine vision d’Internet, force est de constater que même des entreprises pionnières de l’open source comme Red Hat ont des capitalisations boursières de plusieurs milliards d’euros. L’économie sur internet est une économie souvent indirecte, freemium qui a fait émerger des géants dont le produit ou service principal est souvent présenté comme purement gratuit. Gratuit mais pas sans contrepartie… La contrepartie réelle correspond à de la donnée personnelle pour contribuer au profilage consommateur, de l’attention sur du contenu sponsorisé ou de l’adhésion à un standard ou écosystème pour procéder ultérieurement à de la vente liée. Dans un modèle qui s’appuie sur de la gratuité pour vendre, afficher un prix spécifique pour de la propriété intellectuelle, par exemple pour un film ou un logiciel (à la différence du prix lié à la propriété intellectuelle intégré dans un produit manufacturé, comme un téléphone) est devenu difficile. Les objets de propriété intellectuelle qui étaient vendus avec des supports (film, musique…) ont perdu leur support avec la généralisation du numérique purement immatériel et ceux qui en faisaient commerce ont dû se réinventer, par exemple, en ne vendant plus sous le mode de « licence » mais de « as a service ». La propriété intellectuelle n’est désormais plus encapsulée que dans des produits, comme un téléphone, mais également dans des services (avec mise à jour, service technique, hébergement…) pour conserver le contrôle sur les abonnements/redevances. Le terme « Cloud », qui désigne uniquement le fait que l’utilisateur utilise un disque dur dont il n’a pas le contrôle (ni matériel ni réellement administratif), a cristallisé cette dépossession de l’exemplaire, de la copie, du support au profit d’une approche de service. Des renouvellements des qualifications et des régimes juridiques liés à l’exploitation de la propriété intellectuelle sont ainsi à prévoir et ceux-ci ne pourront se limiter à des compromis improvisés entre lobbies de plateformes numériques d’une part et de créateurs de contenus d’autre part, comme cela a été le cas lors de l’élaboration de la Directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique.
Une question géopolitique et liée à la reconfiguration des forces dans une économie mondialisée
La place de la Chine dans l’économie mondiale est un facteur important de changement dans l’appréhension de la propriété intellectuelle dans le commerce et les investissements internationaux. La Chine n’appréhende pas la propriété intellectuelle comme un outil de protection des auteurs pour la propriété littéraire et artistique, comme un outil de lisibilité pour le consommateur pour la marque ou comme un outil d’incitation à l’innovation pour le brevet. La Chine voit dans la propriété intellectuelle un outil malléable de stratégie économique internationale (qui lui a d’ailleurs initialement été imposé pour intégrer l’OMC) permettant d’afficher sa puissance (quantification et incitation au dépôt de brevets), pour implanter des centres de R&D en Chine (conditions de premier dépôt de brevet en Chine), de se défendre face à des entreprises étrangères souhaitant s’implanter en Chine (modalités de translittérations en idéogrammes rendant inefficaces les procédures de dépôt de marque issues de conventions internationales). La Chine appréhende également la propriété intellectuelle comme un champ du droit qu’il est possible de rendre presque inopérant dans les champs les plus contraires à l’idéologie chinoise (confucéenne et/ou maoïste), avec par exemple, un droit d’auteur bénéficiant de lois de protectrices en apparence mais inefficaces en pratique.
La crise sanitaire a-t-elle un impact sur la propriété intellectuelle ?
Dans le contexte de la crise sanitaire du Covid-19, que nous vivons actuellement, confinés chez nous, la propriété intellectuelle n’est pas frontalement concernée. Néanmoins, se pose avec une vivacité renouvelée, la question du domaine du brevetable et de la temporalité de la mise sur le marché des médicaments. On voit aussi les limites de la propriété intellectuelle en temps de crise sanitaire mondiale et l’importance renouvelée des règles internationales issues de l’Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) de l’OMC comme celles permettant d’accéder à des médicaments abordables.
Pour conclure, je dirais que le mode d’incitation à l’innovation (mais aussi à la création artistique) actuel, tel que transcrit dans les lois et traités internationaux est daté et correspond à l’économie du début du XXème siècle, on voit d’ailleurs bien les forçages de catégories juridiques liés à l’apparition, par exemple, d’œuvre multimédia, de sites internet ou de logiciels et on ne peut que constater, par exemple, l’absence de prise en compte par le droit d’auteur des spécificités de l’apport créatif des professionnels de la 3D et des effets spéciaux. La propriété intellectuelle est aussi devenue indissociable de la normalisation et de la création de standards internationaux, un brevet n’est souvent qu’un bout de papier sans valeur économique s’il n’est pas interopérable ou qu’il ne permet pas de répondre à une norme technique de type ISO. La propriété intellectuelle, à l’ère de l’économie de l’information, de la donnée et du numérique mériterait une refonte profonde en s’appuyant sur des recherches en économie comportementale et en analyse économique du droit et sur les nouveaux possibles technologiques. La journée de la propriété intellectuelle de ce 26 avril 2020 est certainement un bon moment pour se pencher sur ces évolutions.
A propos de Matthieu Quiniou
Matthieu Quiniou est un chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication à la Chaire UNESCO ITEN à la FMSH et à l’Université Paris 8 et enseigne dans plusieurs universités et écoles sur des sujets juridiques (droit du numérique, droit de la propriété intellectuelle…) ou techniques (blockchain…). En raison de son double ancrage juridique et technique, il participe à des travaux de normalisation (AFNOR, CEN, ISO), principalement dans le domaine de la blockchain. Matthieu Quiniou a soutenu une thèse de doctorat en droit en 2015 à l’Université Paris 2 sur le contentieux du transfert de connaissances dans les relations entre l’Union européenne et la Chine. Enfin, il possède un intérêt profond pour la Chine où il participe aux travaux de l’Association Franco-Chinoise pour le Droit Économique qui est très dynamique au sein du barreau de Paris.
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